Au cœur de Bordeaux, dans une ville en pleine mutation urbaine et sociale, de nouveaux espaces voient le jour, loin des schémas traditionnels du bureau, du café de quartier ou du centre culturel. Ces lieux hybrides, appelés tiers-lieux, s’imposent comme des laboratoires d’idées, de convivialité et d’initiatives citoyennes. En Gironde comme ailleurs, ils incarnent une réponse concrète à des besoins contemporains : travailler autrement, créer du lien, et redynamiser des territoires parfois en perte de repères.
Des lieux entre le domicile et le bureau
Le concept n’a rien de nouveau. Le sociologue américain Ray Oldenburg parlait déjà dans les années 1980 de « third places », ces endroits où la vie sociale prend forme en dehors du chez-soi et du travail. Mais à Bordeaux, ce phénomène prend une ampleur particulière depuis quelques années, sous l’impulsion de collectivités locales, d’associations et d’acteurs privés.
Réhabilitations de friches urbaines, coopérations intersectorielles, démarches participatives : les tiers-lieux girondins s’inscrivent dans une dynamique plus large de transformation de la ville. Ils émergent dans des quartiers en reconquête, là où le tissu social attend un nouveau souffle.
« Notre objectif, c’est de créer des ponts entre des populations qui ne se croiseraient jamais autrement », explique Julie Veyrenc, coordinatrice du Tiers-Lieu La Halle des Douves, installé dans l’ancienne halle alimentaire du quartier Saint-Michel. Autogéré et animé par une cinquantaine d’associations, l’endroit sert à la fois d’espace de coworking, de lieu culturel, d’atelier cuisine ou encore d’atelier vélo.
Des usages multiples, des communautés diverses
Ce qui frappe lorsqu’on pousse la porte d’un tiers-lieu bordelais, c’est la juxtaposition des usages et des publics. Dans une même journée, un artisan peut y réparer ses outils, une start-up y brainstormer, des habitants y apprendre le tricot ou participer à une projection-débat.
À Darwin, sur la rive droite de la Garonne, cette vivacité prend une dimension quasi militante. Ancienne caserne militaire reconvertie en écosystème d’innovation sociale et économique, le site attire des milliers de visiteurs par an. Bureaux partagés, fermes urbaines, skatepark, restaurant bio, recyclerie, ressourcerie, programmation culturelle alternative… tout y est pensé pour pousser à l’expérimentation collective. Et malgré les critiques autour de sa gentrification progressive, Darwin reste une vitrine influente du mouvement tiers-lieu à l’échelle nationale.
Autre exemple marquant : l’Hôtel Pasteur, à Rennes, dont la philosophie est comparable à celle de certains projets bordelais, propose une école ouverte, un fab lab et un espace de recherche. Car si le phénomène dépasse les frontières de la métropole girondine, Bordeaux en incarne aujourd’hui un des pôles les plus dynamiques.
Des enjeux sociaux, économiques et écologiques
Ce regain d’intérêt pour les tiers-lieux ne s’explique pas seulement par une volonté de « faire différemment ». Il répond aussi à une série d’enjeux très concrets, intimement liés aux mutations du monde du travail et des aspirations individuelles.
- Face au télétravail généralisé, ces espaces permettent de rompre l’isolement sans revenir au bureau classique.
- Pour les petites structures ou indépendants, ils offrent de la flexibilité à des coûts maîtrisés.
- Sur le plan écologique, ils mutualisent les ressources (énergie, matériel, transport), limitant les impacts environnementaux.
Mais l’apport le plus notable reste peut-être dans le domaine du lien social. En créant des rencontres improbables entre habitants d’un même quartier, les tiers-lieux participent à la cohésion, à la citoyenneté incarnée. « L’idée, c’est que chacun puisse s’approprier un bout du lieu et s’y sentir légitime », souligne Mathias Moya, animateur au Garage Moderne, un atelier participatif installé dans le quartier Bacalan, où l’on vient réparer sa voiture mais aussi débattre, cuisiner ou apprendre le théâtre.
Des modèles économiques à inventer
Malgré leur succès croissant, les tiers-lieux doivent cependant relever un défi de taille : leur pérennité. Peu rentables par nature, ils reposent sur des modèles hybrides mêlant subventions publiques, mécénat, contributions des usagers ou prestations de services ponctuelles. Un équilibre toujours précaire.
La Fabrique Pola, installée à Bordeaux-Brazza, illustre bien cette tension. Ce centre dédié à la création artistique émergente héberge de nombreux artistes, collectifs et associations, dans un bâtiment éco-construit en bord de Garonne. Subventionnée par la Ville de Bordeaux et la Région, elle reste cependant dépendante de financements fragiles. « On ne veut pas devenir une entreprise culturelle classique, mais il faut bien payer les loyers et les charges », reconnaît l’un des résidents.
À l’échelle nationale, le programme « Nouveaux Lieux, Nouveaux Liens » lancé par l’État en 2021 tente de structurer le secteur, via des aides ciblées, des appels à projets et la reconnaissance du métier d’animateur de tiers-lieu. En Nouvelle-Aquitaine, la Région accompagne également les porteurs par le biais d’un fonds dédié.
Une carte en constante évolution
Le paysage des tiers-lieux en Gironde évolue vite. Nouveaux projets, fermetures, changements de cap : cette vitalité est à la fois une force et une faiblesse. Pour y voir plus clair, la Coopérative Tiers-Lieux, basée à Bordeaux, a cartographié plus de 200 structures en Nouvelle-Aquitaine. Elle offre également des formations, du conseil, et anime un réseau régional d’échanges de bonnes pratiques.
Rien qu’à Bordeaux et sa métropole, on ne compte plus les initiatives en cours. Citons : La Maison du Zéro Déchet à Bègles, l’espace commun La Chiffonnerie à Lormont, Le Tiers Lieu d’Artigues ou encore la MECA, qui, au-delà de son rôle institutionnel, ouvre ses espaces à des résidences et ateliers collaboratifs.
Derrière chaque projet, on retrouve une équipe engagée, souvent bénévole, parfois issue du monde associatif, parfois portée par des entrepreneurs sociaux, mais toujours animée par la même conviction : faire de ces lieux des « catalyseurs urbains » où se réinvente le vivre-ensemble.
Une dynamique qui dépasse la ville
Les tiers-lieux ne se cantonnent pas au centre-ville bordelais. En périphérie et dans les territoires ruraux, ils remplissent d’autres fonctions, tout aussi essentielles. À Saint-Macaire, la Belle Lurette rassemble café associatif, programmation culturelle et espace de travail partagé. À Hostens, l’Usine Végétale transforme une halle désaffectée en fabrique de design durable autour du végétal.
Dans ces endroits souvent éloignés des services publics, les tiers-lieux deviennent parfois le seul point relais de lien social, de formation, d’accès à la culture. Ils accueillent des permanences santé, des modules d’insertion, des cafés numériques pour lutter contre l’illectronisme.
Cette complémentarité entre zones urbaines et rurales alimente une réflexion plus large sur l’aménagement du territoire. Plutôt que d’opposer métropoles attractives et campagnes délaissées, les tiers-lieux proposent un modèle distribué, modulaire, au plus près des besoins locaux.
Une question de sens, plus que de surface
Au final, qu’est-ce qui fait qu’un tiers-lieu fonctionne ? La question mérite d’être posée, tant les exemples abondent mais ne se ressemblent pas.
Ce n’est ni la taille, ni le design, ni l’équipement technologique qui garantit le succès. C’est le sens. Le projet de départ, l’humain, la capacité à faire réseau. « Ce qu’il faut, c’est rester perméables aux attentes des habitants, accepter de se remettre en question souvent », résume Camille Barrière, de l’association Interstices Sud-Ouest, qui accompagne la création de lieux en milieu rural.
Avec leurs murs souvent fragiles mais leurs fondations ancrées dans le collectif, les tiers-lieux bordelais esquissent une autre approche de la ville. Une ville plus douce, plus collaborative, plus agile. Reste à savoir si cette utopie partagée saura s’inscrire dans la durée, sans perdre son âme au passage. Cela dépendra autant du soutien public que de la capacité des citoyens à continuer d’y croire, et d’y agir.

