Il est brun, dodu, et chaque automne, il attire une foule de passionnés dans les sous-bois aquitains. Star incontestée de nos assiettes et des marchés saisonniers, le cèpe de Bordeaux est bien plus qu’un simple champignon : c’est un emblème culinaire du Sud-Ouest, un trésor qu’on traque, qu’on partage, et qu’on savoure depuis des générations.
Le roi de nos forêts
Le cèpe de Bordeaux, ou Boletus edulis, est un champignon qui pousse principalement dans les forêts de feuillus, en particulier sous les chênes et les châtaigniers. Grand, charnu, avec son chapeau bombé couleur noisette et son pied massif légèrement ventru, il est reconnaissable entre mille. Et pourtant, sa cueillette n’est pas si évidente.
« Il faut savoir observer, marcher lentement, et regarder au bon endroit », confie Michel, forestier à la retraite et cueilleur aguerri du Médoc. Chaque année, de septembre à novembre, il arpente les sentiers à la recherche des précieuses têtes brunes. « Le secret, c’est de connaître ses coins. Et ça, ça ne se partage pas facilement. »
Un calendrier capricieux
La pousse du cèpe dépend de multiples facteurs : pluies estivales, fraîcheur des nuits, humidité persistante… Un été pluvieux suivi d’un automne doux est souvent synonyme d’abondance. À l’inverse, une saison sèche peut compromettre toute une campagne. Les années “sans” ne sont pas rares, ce qui explique en partie la valeur (souvent élevée) de ce champignon sur les étals.
Dans les Landes, en Gironde ou en Dordogne, certains guettent les annonces de récolte avec autant d’impatience que d’autres surveillent les vendanges. Et pour cause : le prix du cèpe peut grimper jusqu’à 30€ le kilo en pleine saison, et bien plus pour les premiers spécimens.
La chasse au trésor
Attention toutefois : la récolte du cèpe de Bordeaux est encadrée. Dans certains départements, comme en Dordogne, une réglementation précise limite la quantité pouvant être ramassée par personne et par jour. À cela s’ajoute l’obligation de demander l’autorisation du propriétaire des bois, sauf dans les forêts domaniales où la cueillette est parfois tolérée.
Les puristes insistent également sur les bonnes pratiques :
- Ne pas arracher le cèpe mais le couper délicatement au pied, pour préserver le mycélium et favoriser les repousses futures
- Utiliser un panier en osier, qui permet aux spores de se diffuser au fil des pas
- Nettoyer grossièrement les champignons sur place pour ne pas transporter de terre ou de parasites
Et bien sûr, ne jamais consommer un champignon inconnu. Chaque année, les hôpitaux accueillent des amateurs malavisés ayant confondu bolet comestible et espèce toxique.
Un met d’exception
En cuisine, le cèpe n’a pas d’égal. Grâce à sa chair ferme et parfumée, il se prête à une multitude de préparations. Cru, encore très jeune, il se déguste finement tranché avec un filet d’huile de noix et une pincée de fleur de sel. Sauté à la poêle avec ail et persil, il accompagne parfaitement viandes rouges ou volailles fermière.
Mais la tradition locale regorge de recettes plus étoffées. Parmi les incontournables :
- La poêlée de cèpes à la périgourdine : les champignons sont coupés en lamelles épaisses, puis dorés dans la graisse de canard jusqu’à devenir fondants. Ail, persil, sel, et c’est tout. Simple, rustique, et savoureux.
- La tourte aux cèpes : classique de l’automne, qui marie le goût boisé du bolet à une pâte feuilletée bien beurrée. Parfois agrémentée d’un lit de pommes de terre fondantes et de quelques lardons.
- La brouillade de cèpes : œufs battus, cèpes finement émincés, un peu de crème, et surtout une cuisson douce pour ne pas dessécher le champignon.
« Pour moi, le cèpe, c’est un marqueur de saison, comme la châtaigne ou la figue », témoigne Sandrine, cheffe dans un bistrot bordelais. « Dès qu’ils apparaissent, la carte du restaurant change. Et les clients le savent bien – ils viennent exprès pour ça. »
Un patrimoine vivant
Le cèpe, c’est aussi une affaire de transmission. Dans de nombreuses familles rurales, la cueillette est intergénérationnelle. Le grand-père montre les cachettes, la grand-mère apprend à le cuisiner, les enfants s’émerveillent. Une tradition qui perdure, malgré la raréfaction des terrains accessibles et l’augmentation des interdictions.
À Saint-Symphorien ou à Eymet, certaines communes organisent des fêtes du cèpe où se croisent gourmands, cueilleurs, et cuisiniers. Marchés aux champignons, concours de paniers, démonstrations culinaires en direct… L’événement attire et célèbre ce produit du terroir avec fierté.
Certains chercheurs appellent d’ailleurs à reconnaître le cèpe de Bordeaux comme élément du « patrimoine immatériel culinaire » de la région. Une démarche de valorisation, qui rappelle qu’il ne s’agit pas seulement d’un produit naturel, mais d’un bien culturel.
Au-delà de la gourmandise
Le mycélium du cèpe joue un rôle important dans nos écosystèmes forestiers. En symbiose avec les racines des arbres, il participe à la santé des sols et à la biodiversité. Pratiquer une cueillette responsable, c’est donc aussi préserver cet équilibre fragile.
À l’heure où la pression sur les milieux naturels augmente, nombreux sont ceux qui s’interrogent : comment perpétuer cette tradition sans épuiser la ressource ? Des initiatives émergent : sentiers éducatifs, formations auprès des cueilleurs, sensibilisation dans les écoles… De quoi susciter une conscience plus large autour de ce précieux champignon.
Et vous, saviez-vous que le cèpe de Bordeaux ne pousse pas à Bordeaux ?
Un paradoxe uniquement apparent : son nom ne vient pas de sa localisation, mais de son importance culinaire dans la gastronomie du Sud-Ouest, souvent relayée par la cuisine bordelaise. Une preuve, s’il en fallait, de l’impact culturel immense de ce petit être discret.
Au fil des saisons, une passion intacte
Chaque année, c’est le même ballet. Panier en main, bottes aux pieds, des anonymes quittent villes et villages pour s’enfoncer en silence dans les bois. Ils connaissent les signes, les odeurs, les sons feutrés des feuilles humides. Certains reviendront bredouilles ; d’autres, les yeux brillants, sortiront du bosquet avec quelques merveilles terreuses.
C’est peut-être ça, après tout, le vrai goût du cèpe : un goût d’effort, de nature reculée, de patience et de chance. Et quand il trône en tranches dorées sur l’assiette, ce goût redevient partage, festin et mémoire.
Reste à espérer que les forêts continuent longtemps à abriter ces pépites, et que les générations futures puissent, elles aussi, connaître l’excitation d’un matin d’automne, quand on pense avoir trouvé « le bon coin ».

